Le logiciel libre: un objet technique distinct du logiciel propriétaire

Introduction

Depuis plusieurs années je m’interroge sur la promotion du logiciel libre et la différence entre logiciel libre et logiciel propriétaire. Lors de ma lecture de Gilbert Simondon, j’ai réalisé qu’il existait une différence fondamentale d’ordre technique, formulée brièvement dans un texte “célébrant” les 15 ans de l’open-source et appelant, tel que l’avait fait alors Eric S. Raymond, à repositionner le mouvement du libre–mais cette fois-ci, en acceptant le label “logiciel libre” et non plus en le rejetant :

Cette année j’ai eu le privilège de participer au comité de programmation des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre à Saint-Étienne, la ville natale de Simondon. J’ai pu inviter quelques philosophes et penseurs à revenir sur cette question de la technicité du logiciel libre à la lumière de Simondon. Tout d’abord je tiens à remercier Odile Benassy de l’APRIL qui m’a mise en contact avec Coline Ferrarato, une jeune philosophe dont le mémoire “Le logiciel libre à la lumière de Simondon” répondait exactement à mes recherches. Coline a bien voulu participer aux RMLL et nous a donné une conférence intime et éclairée sur certaines notions de Simondon qui nous permettent de mieux comprendre la situation du logiciel libre à travers son regard. Stéphane Couture, professeur de communication à l’université York de Toronto a également répondu à l’appel pour renouer avec ses travaux sur Simondon et le logiciel libre et nous inviter à penser le code source avec lui. Je remercie également mon ami Thiago Novaes avec qui je partage cet amour pour la pensée de Simondon et qui est venu nous rendre compte, à travers le regard du maître, des possibilités offertes par la radio numérique pour envisager une communication autonome globale.

Outre ces simondoniens patentés, quelques conférenciers nous ont nourri de leurs visions qui offrent encore un certain ombrage sur l’approche simondonienne : nous avons eu la chance de recevoir parmi nous Heather Marsh, dont l’approche radicale vise au-delà d’un Internet des personnalités pour approfondir l’information et la remettre au centre des préoccupations en compagnie des réseaux humains qu’elle interroge–son travail dans les domaines des droits humains et de la politique effectue un saut similaire à celui que Simondon faisait dans la compréhension de la technique pour notre siècle; Natacha Roussel, ma complice de Petites Singularités présentait à Saint-Étienne, lors d’une des rares sessions participatives des Rencontres, ses travaux de recherche sur la quantification personnelle, phénomène de masse incident à “l’ère de l’information”, et ses interrogations à partir d’une pratique esthétique engageant le groupe des Samedies, femmes et logiciel libre de Bruxelles–dans un processus d’individuation tout-à-fait en phase avec la notion d’information chez Simondon.

Le logiciel comme objet technique

Coline (@lotarraref) fut la première à intervenir, dans un cadre intime dont elle a souhaité conserver l’immédiateté de la relation entre participants. Aussi, si vous n’étiez pas présents, vous n’aurez que ce compte-rendu et les citations que sa réflexion a suscité parmi les autres convives. Je dirai simplement, en attendant qu’elle révèle la teneur de son mémoire, qu’elle a posé une pierre importante dans la compréhension simondonienne du libre. À l’époque où Simondon écrit ses thèses sur la technique, le logiciel était relativement loin de son radar, et le logiciel libre bien ultérieur à son étude. Aussi il convenait d’établir d’abord si effectivement le logiciel peut être considéré comme un objet technique en soi. C’est ainsi que Coline Ferrarato fait une distinction entre objet technique primaire, dont la matérialité est avérée, et objet technique secondaire, dont la matérialité appartient à un objet technique primaire. Ainsi, on peut comprendre la nécessité de lutter pour le logiciel libre pas seulement pour ses qualités éthiques, mais aussi dans l’ensemble qu’il forme avec la couche matérielle qui le supporte : Coline concluait logiquement ce qui a pris des années aux promoteurs du matériel libre pour faire entendre à Richard Stallman l’importance de lier les deux combats (j’espère que leur rencontre en personne lors de ces RMLL permettra de faire fructifier cette approche). Elle a posé également la distinction que fait Simondon entre objet technique ouvert et objet technique fermé qui est indispensable à l’approche d’une distinction technique entre logiciel libre et propriétaire, et sur laquelle reviendront Stéphane et Thiago dans leurs présentations respectives. Ma mémoire faisant défaut, je ne m’étendrai pas plus sur l’intense présentation de Coline Ferrarato et je laisserai aux autres personnes présentes le soin de compléter mon étique commentaire.

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Stéphane Couture

Stéphane (@stephc) dans sa présentation s’intéresse particulièrement aux aspects politiques, sociaux et culturels développés par Simondon dans sa thèse Du mode d’existence des objets techniques. S’il réaffirme que Simondon aborde peu les questions politiques et sociales, il voit tout de même une intention dans l’ouverture même de la thèse de Simondon :

Cette étude est animée par l’intention de susciter une prise de conscience du sens des objets techniques.

Stéphane rappelle le constat de Simondon d’une culture occidentale déséquilibrée. Ce “malaise de la technique” provoque deux attitudes aux pôles antagonistes : d’une part une idolâtrie de l’objet technique de la part des technophiles et d’autre part un dénigrement de l’objet technique. Il faut au contraire appréhender la technologie comme un développement humain. Opposé à une vision instrumentale de l’objet technique, Simondon le conçoit en médiateur entre deux milieux incompatibles, l’humain et le naturel. Le travail de l’humain, c’est la concrétisation de l’objet technique ; la médiation concerne donc la satisfaction des besoins humains et des besoins naturels. Selon Simondon, la perfection technique n’est pas l’automatisation mais l’indétermination. C’est ce qui distingue une machine fermée d’une machine ouverte. Il propose une critique psycho-cognitive de Marx, selon laquelle l’aliénation n’est pas uniquement le fait de l’absence de propriété des moyens de production mais surtout l’absence de conscience du fonctionnement de l’objet technique. Par exemple, les banquiers sont autant aliénés que les ouvriers en raison de leur vision instrumentale de la technique. La réponse simondonienne à cette aliénation appelle l’humain à devenir un organisateur permanent des objets techniques.

En rapprochant cette analyse au logiciel libre, Stéphane décrit le sens du code source : modularité, assemblage d’objets réutilisables dans un ensemble technique cohérent. Il revient sur la notion esthétique de Simondon : dans le monde pré-moderne, le magique rassemblait en lui le beau, le divin et le fonctionnel. Ce n’est que dans le monde moderne que la magie se distingue entre le religieux et le fonctionnel ; l’esthétique devient alors le lien entre religion et technique qui redéfinit le magique au sens moderne. La technique (immanente, attachée à son milieu) rejoint la transcendance religieuse par l’esthétique.

Parmi les rares entrevues de Simondon, données en 1968 à la radio-télévision du Québec (Entretiens sur la mécanologie), Stéphane pioche cette citation de Simondon : “nous manquons de poètes techniques.”
Il conclut sur la notion que le logiciel libre est une revendication pour avoir accès à la conscience des schèmes techniques. Lors du passage du propriétaire au libre, il ne s’agit pas seulement de changer de logiciel, cela implique un changement culturel : les usagers doivent être plus impliqués, car le propriétaire est froid et inerte, mais le libre évolue.

L’APRIL a fait une transcription complète de la conférence de Stéphane ci-dessus.

Thiago Novaes

Docteur en anthropologie sociale, Thiago (@novaes) étudie Simondon depuis une quinzaine d’années. Il anime notamment un blog visant à la diffusion des travaux de et autour de Gilbert Simondon. C’est en amateur éclairé du maître et aussi en sa qualité de secrétaire général de l’association de radio numérique brésilienne qu’il nous a fait l’honneur de nous présenter, à travers les concepts de Simondon, la radio numérique comme possibilité de communication autonome globale.

Thiago nous propose de découvrir les notions développées par Simondon qui peuvent nous servir à comprendre le logiciel libre, et au-delà, une approche de la technique propice à son appropriation par ses utilisateurs et ses inventeurs. Pour penser le logiciel libre, nous dit-il, Simondon nous apporte des concepts très importants ainsi que des outils pour penser les causes de notre confusion quant à l’idée de progrès. Il veut insister sur la notion de techno-esthétique, et nous faire comprendre que, contrairement aux idées reçues, l’Internet n’est pas l’évolution (“naturelle”) du numérique mais une infrastructure particulière de communication, il existe d’autres infrastructures pour communiquer. À travers une abondance de citations de Simondon, Thiago nous invite à ré-évaluer notre compréhension de la technique… Dans la notion de technicité de Simondon, le rôle de l’humain est prégnant.

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Simondon distingue l’outil, l’instrument et l’appareil.

  • L’outil appartient au corps : le geste est amélioré et on le ressent – il prend l’exemple du marteau.
  • L’instrument, lui, change la perception. Il prend l’exemple de la TV numérique : on passe de l’analogique au numérique comme si on passait de noir & blanc à la couleur. Si on se contente de raisonner en termes de qualité, il faut bien se rendre compte que nos corps mêmes ne sont plus adaptés à la qualité proposée par la haute définition : les yeux n’ont pas la capacité de distinguer autant de pixels. Cependant il ne s’agit pas seulement d’un changement d’ordre qualitatif : le numérique apporte d’autres possibilités qui n’existaient pas auparavant. (Autre exemple : une vulnérabilité récente de Siri et Alexa, les agents qui répondent à la voix humaine, consiste à utiliser des fréquences inaudibles à l’être humain, mais pas à la machine…).
  • Enfin, l’appareil ne dépend plus de l’intervention humaine dans son fonctionnement : “c’est la nature qui le fait.” Le rôle de l’humain, dès lors, devient celui d’un chef d’orchestre, “un interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres”.

Objet technique ouvert, objet technique fermé

Thiago rappelle que Coline Ferrarato a auparavant abordé ce point. Il s’appuie sur un texte de 1956 republié en 2014. Contrairement à la vision courante soutenant que l’objet technique le plus évolué est l’automate, selon Simondon, celui-ci ne peut donner que des résultats sommaires. Une machine plus évoluée serait une machine ouverte dont l’organisateur permanent resterait l’humain.

Le logiciel libre est un exemple d’objet ouvert. La technicité du logiciel libre permet à l’utilisateur un geste intelligent, en connaissance des structures internes, l’utilisateur peut être réparateur ; une comparaison entre logiciel libre et logiciel propriétaire se fait en général en termes de fonctionnalités, mais cette approche est inadéquate. En effet, la techno-esthétique de Simondon permet d’envisager un nouveau modèle de progrès et selon cette perspective, logiciels libre et propriétaire sont incomparables.

“l’objet technique ouvert est neotechnique et est toujours dans une certaine mesure en état de construction à l’image d’un organisme en voie décroissance.”
“Pour cette raison, l’objet technique ouvert est doué d’un pouvoir de permanence plus grand que l’objet fermé.”
– (Simondon, 2014, p.61)

Le logiciel libre, par sa différente nature socio-technique, est incomparable au logiciel propriétaire sur le simple critère de la fonction, car il apporte d’autres réseaux et d’autres qualités qui restent inapprochables au logiciel propriétaire. L’objet ouvert dispose d’un pouvoir de permanence plus grand, dès lors le logiciel libre est plus adapté au recyclage (des ordinateurs). Lorsque l’objet technique devient objet de consommation, son esthétique s’éloigne de la fonction pour se limiter à l’apparence : cela conduit à l’obsolescence d’objets pourtant techniquement valides.

Techno-esthétique

“Mais la techno-esthétique n’a pas pour catégorie principale la contemplation. C’est dans l’usage, dans l’action, qu’il devient en quelque sorte orgasmique, moyen tactile et moteur de stimulation.”
– (Lettre à Jacques Derrida pour la création du Collège International de Philosophie, 1983)

Exemple de Metareciclagem : on ré-introduit des ordinateurs issus de dépotoirs dans la société en les recyclant, en les appropriant de manière intuitive et sensible. Il s’agit donc d’une pratique socio-technique du logiciel libre contre la dégénérescence produite par la notion classique de ‘progrès’.

Exemple de la fork bomb : :{ :|:& }();: – le logiciel libre comme langage, code comme langue, comme poésie. La fork bomb n’appartient pas uniquement à l’informatique, c’est de l’art, la technique peut exprimer la sensibilité.

Spectre radio

Le spectre comme bien commun. À la différence de l’eau ou l’air : il n’existe que si l’on s’en sert. Lors de sa découverte, il était considéré comme rare, mais avec la radio numérique le spectre est devenu un commun abondant, notamment avec les techniques de radio cognitive pour découvrir les espaces disponibles du spectre à un moment donné – donc plus efficacement que l’État qui en détermine des tranches a priori, et la radio définie par logiciel (SDR, software defined radio) pour combiner des signaux et éviter les interférences. Il s’agit de technologies libres, basées sur du logiciel libre car le logiciel libre est plus évolué que le logiciel propriétaire.

Simondon préconisait déjà dans les années 60 l’usage de la radio-diffusion pour la scolarisation et l’éducation des adultes dans des institutions post-scolaires, en appui des instituteurs.

Réseaux techniques

Il est possible et souhaitable d’interroger les réseaux de communication globale hors l’Internet. On n’a pas besoin de concevoir la communication numérique globale seulement à partir de l’Internet, surtout parce que l’Internet est devenu, chaque fois plus, la manière la plus claire de maintenir un certain type de contrôle, un certain type de consommation, un certain type de conception de ce qu’est la communication numérique globale. Grâce à la radio numérique en ondes courtes et leur réflexion sur la ionosphère, il est possible d’envisager un réseau de données mondial qui n’a pas besoin de l’infrastructure propriétaire des câbles sous-marins ou du DNS de l’ICANN. Un émetteur de 1kW permet de transmettre efficacement à 2000km. La technique de la radio numérique nécessite beaucoup moins d’énergie et reste abordable pour une communauté. On peut facilement envisager une interconnexion entre ces transmissions radio-numériques globales et des réseaux locaux utilisant l’infrastructure existante, ou des réseaux libres maillés.

Les radios libres

L’exemple des radios libres sert à insister sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement du domaine technique de la transmission de données ou de l’infrastructure. L’approche des technologies ouvertes entretient une autre approche de la technique, qui n’est pas de la consommation : il ne s’agit pas de rajouter plus de contenus sur l’Internet, mais de réfléchir comment court-circuiter les conceptions, comment adopter un autre comportement menant à une autre dimension sociale.
Que faisons-nous avec le logiciel libre ? Quel est le couplage entre les fonctionnements, les attitudes, les contenus qui dépendent du logiciel libre ?

Pour ne pas conclure

Pour Thiago, Simondon est le penseur du siècle. Lui seul offre une perspective et des outils pour approcher le monde techno-scientifique d’une manière propre à engager les acteurs de la société dans une transformation sociale révolutionnaire.

Ouverture

En lieu de conclusion, une mise à plat des possibilités impliquées par ces interventions et une ouverture vers la suite :

  • Ce groupe a pris la décision lors des RMLL de rédiger et publier un article en commun. Cet effort se passe dans le groupe #cooperation:nest (pour l’instant limité aux participants)
  • Puis nous envisageons la publication d’un numéro spécial “technologies libres à la lumière de Simondon”.
  • Ces travaux servent à soutenir les projets Migration et Public Money Public Code
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TODO

Heather Marsh

(à faire)

Natacha Roussel

(à faire)

(pas enregistrée)